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Questionner le paysage, sa construction, ses pratiques, sa représentation, ses outils ...
CARTES BLANCHES
"UN gRANd NombRE, siNoN LA pLUpART, dEs CHosEs oNT éTé déCRiTEs, iNvENToRiéEs, pHoTogRApHiéEs, RACoNTéEs oU RECENséEs. moN pRopos dANs LEs pAgEs qUi sUivENT A pLUTôT éTé dE déCRiRE LE REsTE : CE qUE L’oN NE NoTE géNéRALEmENT pAs, CE qUi NE sE REmARqUE pAs, CE qUi N’A pAs d’impoRTANCE : CE qUi sE pAssE qUANd iL NE sE pAssE RiEN, siNoN dU TEmps, dEs gENs, dEs voiTUREs ET dEs NUAgEs."
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Georges Perec
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OBJET DE LA RECHERCHE
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La carte constitue, depuis l’antiquité grecque un moyen privilégié de représentation des paysages. À la croisée entre l’oeuvre d’art et l’ouvrage scientifique, elle témoigne d’une vision collective sur un territoire. En tant que telle, la carte s’est rapidement vue habillée des idéaux artistiques, sociaux, politiques et militaires de ses auteurs ou commanditaires.
Elle ne cesse pourtant, à travers les époques, de se revendiquer porteuse de vérité et d’objectivité. Il s’en dégage ainsi une forme d’ambiguïté entre le caractère scientifique et véridique de la carte, mis en avant plan, et la vision politique, moins assumée, voire omise, dont elle est porteuse en filigrane. Ce hiatus est d’autant plus préoccupant, qu’au delà de la simple représentation, la carte constitue un support de réflexion sur le monde, trop vaste pour être appréhendé à l’échelle 1/1. C’est ainsi que, sur la base d’une image de prétendue vérité, s’établissent les frontières s’orientent les flux, se dessinent les villes, que se façonnent les paysages...
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La cartographie nous donne à voir des territoires simplifiés et idéalisés. Leurs limites sont franches, les objets y figurent immobiles et nets. Les portraits ainsi réalisés, depuis un observatoire perché dans les nuages, sont bien souvent détachés des réalités territoriales qu’ils prétendent dépeindre. La carte simplifie à l’extrême : un carré noir symbolise un bâtiment, une ligne rouge renvoie à une route, une zone bleue désigne une étendue d’eau. Associée à sa légende, claire et précise, elle semble tout nous dire. Pour parvenir à une telle simplicité, elle effectue un tri des éléments du réel. Cette démarche de sélection de l’information à représenter, s’accompagne inévitablement d’un choix porté par l’auteur de la carte, relatif à la valeur du potentiel figuré, au sein du territoire à cartographier. Si un élément est jugé déterminant dans l’appréhension du paysage, il sera alors visible et symbolisé de manière remarquable. En revanche, une composante estimée secondaire ou de peu d’importance sera représentée de manière plus discrète, voire totalement absente de la carte.
Le présent travail s’efforce d’investiguer les grands absents des cartographies, les non représentés, les zones blanches, qui, sans aucune indication, se glissent parmi hachures, lignes, symboles et annotations.
Si la carte se veut-être une représentation du territoire, à quelle réalité paysagère renvoie la zone blanche ? Ces vides relèvent-ils de l’oubli, d’un choix graphique pour ne pas surcharger la carte par une symbologie trop complexe, ou d’une incapacité à décrire un espace en suspens ? S’agit-il enfin d’une omission délibérée ?
Zone BLAnCHe : rencontre entre un esPace interstitiel, DÉlaissÉ et inDÉfini, avec sa rePrÉsentation cartograPhiqUe, le blanc.
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1. Michel Agier, Campement urbain, Du refuge naît le ghetto, Manuels Payot, Paris, 2013.
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2. Gilles Clément, Manifeste du Tiers Paysage, Sujet-Objet, Paris, 2004.
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5. François Chobeaux, Les nomades du vide, éditions la Découverte, Paris, 2004.
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4. Definition issue de la recherche de Mélanie Rebeix, Le graffiti dans sa relation avec l’architecture : comment des deux univers sont-ils liés, aménagenent de l’espace.
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5. François Chobeaux, Les nomades du vide, éditions la Découverte, Paris, 2004.
ARPENTAGE DES ZONES BLANCHES
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Chaque zone blanche choisie selon l’approche de présélection est observée sur la base d’orthophotographies et, lorsque le service est disponible, via google street view. Ce premier aperçu vise à vérifier que la nature du blanc n’a pas été bouleversée entre le moment du relevé IGN et l’arpentage. En effet, vingt années peuvent parfois s’écouler avant la mise à jour d’une carte. La consultation d’imageries plus récentes permet de constater, avant de se rendre sur place, qu’un projet a déjà été réalisé sur la zone blanche, privant cette dernière de son caractère d’espace indéterminé. Chaque blanc est par la suite exploré à pied, en essayant, autant que faire se peut, selon les contraintes du site, d’en couvrir la totalité. Toutes les observations et constats issus de l’expérience de terrain sont notés et dessinés sur le vif.
Au regard des arpentages et des théories apportées par la littérature, les zones blanches sont classifiées selon 5 typologies d’espaces1 définies par les auteurs de la manière suivante :
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Le CAmPemenT inFormeL AuTo-éTABLi
« est d’abord une cachette, un refuge établit en urgence dans
un environnement hostile, il est le moment d’un
compromis fragile »1 .
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LA FriCHe: « espace issu de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. son origine est multiple: agricole, industrielle, urbaine, touristique, etc. Délaissés et friches sont synonymes »2.
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Le jArdin PirATe : « considérant un petit jardin dont les pratiques non planifiées et contestataires s’expriment dans une temPoralité éphémère »3.
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L’esPACe du sTreeT ArT « s’ouvre partout où la ville est intentionnellement griffée » 4.
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L’esPACe de ToXiComAnie : « cet espace sans lieu où il n’existe que des passages (...), la zone d’une vie régie par la substance » 5.
ARPENTAGE DES ZONES BLANCHES
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Chaque zone blanche choisie selon l’approche de présélection est observée sur la base d’orthophotographies et, lorsque le service est disponible, via google street view. Ce premier aperçu vise à vérifier que la nature du blanc n’a pas été bouleversée entre le moment du relevé IGN et l’arpentage. En effet, vingt années peuvent parfois s’écouler avant la mise à jour d’une carte. La consultation d’imageries plus récentes permet de constater, avant de se rendre sur place, qu’un projet a déjà été réalisé sur la zone blanche, privant cette dernière de son caractère d’espace indéterminé. Chaque blanc est par la suite exploré à pied, en essayant, autant que faire se peut, selon les contraintes du site, d’en couvrir la totalité. Toutes les observations et constats issus de l’expérience de terrain sont notés et dessinés sur le vif.
Au regard des arpentages et des théories apportées par la littérature, les zones blanches sont classifiées selon 5 typologies d’espaces1 définies par les auteurs de la manière suivante :
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Le CAmPemenT inFormeL AuTo-éTABLi
« est d’abord une cachette, un refuge établit en urgence dans
un environnement hostile, il est le moment d’un
compromis fragile »1 .
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LA FriCHe: « espace issu de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. son origine est multiple: agricole, industrielle, urbaine, touristique, etc. Délaissés et friches sont synonymes »2.
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Le jArdin PirATe : « considérant un petit jardin dont les pratiques non planifiées et contestataires s’expriment dans une temPoralité éphémère »3.
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L’esPACe du sTreeT ArT « s’ouvre partout où la ville est intentionnellement griffée » 4.
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L’esPACe de ToXiComAnie : « cet espace sans lieu où il n’existe que des passages (...), la zone d’une vie régie par la substance » 5.
RÉCITS DE BLANCS : L'ESPACE DE TOXICOMANIE
Porte d'Aubervilliers/Chapelle - Septembre 2019
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Périph, la ville défile. Flux ininterrompu. De portes en portes un paysage de marges s’étire tout autour de Paris, dans les à côté des échangeurs, entre deux bretelles, là où le sol n’est pas pris d’assaut par les buildings massifs des banques et entreprises multinationales aux couleurs ternes, fondues dans la grisaille des cieux.
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Porte d’Aubervilliers, rue Emile Ballaert, 8 heures du matin. Un mail longe le périphérique. Masqué par un mur bétonné, sa présence est trahie par le vrombissement continu des moteurs. Entre quatre tilleuls, un groupe d’individus s’active. À tour de rôle, ils s’abreuvent à la fontaine publique alors que le reste du groupe se brosse les dents. Scène inattendue. On aurait pu croire à l’une de ces performances urbaines au cours desquelles les protagonistes tentent de briser les frontières séparant espace public et privé en performant, à la vue de tous, des actes inscrits dans l’imaginaire collectif dans le registre du chez soi. Pourtant, ici pas de public, pas d’acteur, juste la vision d’une « gestuelle de survie » d’un naturel incompatible avec toute théâtralité. Partagé entre confusion et curiosité, je me dirige vers une passerelle en surplomb du périphérique depuis laquelle je parviens à continuer d’observer la tacite procession, tout en restant discret.
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Après quelques minutes, le groupe se faufile à travers une étroite brèche du mur, dissimulée par quelques buddleias vigoureux. De l’autre coté, une fine bande de terre s’échoue sur la bordure du périphérique. Terre labourée par les passages, tentes multicolores, amas de déchets… Un regard sur la carte : zone blanche, un fragment parmi tant d’autres, tous découpés par les épaisses lignes rouges du périphérique et de ses bretelles. Ici pourtant, rien n’est blanc, rien n’est vide, rien n’est lisse. Les tentes, accolées au mur, s’alignent jusqu’au bout de l’îlot de terre. Interrompues par la marée de trafic, elles resurgissent quelques mètres plus loin, sur un autre fragment blanc, îlot refuge dans un océan hostile.
Les files parallèles de tentes et de véhicules m’aspirent pendant quelques minutes. Le paysage, auparavant linéaire, se disperse soudain par les innombrables tentacules de la porte de la Chapelle. L’espace du périphérique s’engouffre et se perd dans les noeuds des bretelles routières.
Certains sont restés piégés par le labyrinthe. Des dizaines de silhouettes errent sur les talus qui bordent les voies. Leurs abris de fortune occupent les quelques replats de terre sableuse, labourés par les pas incertains d’individus hagards. Aux différents accès du bidonville, de jour comme de nuit, des hommes scrutent les alentours. À la moindre anomalie, il alertent les « modous », expression sénégalaise emplyée pour désigner les trafiquants. Ces derniers occupent en permanence les pentes de l’échangeur. Autour d’eux, s’agglutinent des amas d’ombres indistinctes, en attente de leur dose de crack. Le stupéfiant régit le paysage de l’échangeur. Il s’y reflète partout, sur les visages, les démarches, les installations, jusque dans le nom donné à la porte de la Chapelle, désormais montagne du crack.
La zone blanche y apparaît comme un espace contraint à rester vacant, car dessiné comme impropre à tout usage. Elle est pourtant ici lieu de (sur)vie, le lieu de la dernière chance, aux portes de la banlieue et pourtant déjà lieu du ban, délaissée mais pas abandonnée. À Aubervilliers et à la Chapelle, je découvre les portes d’une ville archipellaire, une ville hors du cadastre, sauvage, invisible et indicible bien qu’exposée au regard de tous. Traversée quotidiennement par des milliers de personnes indifférentes, ancrées dans une autre dimension, dans un autre temps, à la manière de ces fantômes errants à travers l’espace, insensibles à ses contraintes et ses limites. J’avance dans une ville illégale dont les infrastructures empruntées à la ville formelle invitent à se questionner sur son statut. Les urinoirs colonnes, disposés dans chaque îlot, trop nombreux pour avoir été transportés là par une population dépourvue de tout moyens de locomotion, alimentent mes interrogations. Des forces extérieures agissent sur la ville informelle.
CARTOGRAPHIER LES BLANCS
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Les données sont organisées et dessinées par couches superposables, à la manière de calques. À chaque couche correspond l’une des six thématiques issues de la revue de littérature. Deux exceptions dérogent à cette règle. En premier lieu, au regard des différents écrits parcourus dans la revue, une septième thématique apparaît en filigrane : le rapport au caché. Cet ajout s’appuie également sur mes arpentages, au cours desquels la frontière visible/caché s’est imposée comme déterminante dans l’appréhension des zones blanches. En second lieu, le rapport au temps ne sera pas traité comme une couche à part entière mais transparaîtra dans l’ensemble des calques. Cette initiative s’inspire de l’échelle temporelle employée par Julien Rodriguez dans la cartographie de la friche, évoquée précédemment. Une telle approche s’explique d’une part par sa pertinence dans le cas de sites exclusivement pédestres, et d’autre part, par la cohérence scalaire qu’il induit. En effet, le recours à une échelle spatio-temporelle unique constitue le dénominateur commun à l’ensemble des couches.
Aux six calques initiaux, s’ajoute le rapport au caché et se déduit le rapport au temps. Le nombre de couches demeure ainsi identique.
Les thématiques s’organisent en suivant un ordre défini en vue d’expliciter leurs interactions et, par la même occasion, de faciliter la lecture.
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La charte graphique se limite à deux principes visant à simplifier la lecture des cartes afin de les rendre accessibles à tous. Dans un premier temps, les éléments figurent dessinés ou sommairement symbolisés, de telle sorte que le lecteur puisse comprendre le site sans avoir à effectuer d’incessants allers-retours entre carte et légende. Dans un second temps, le graphisme adopté doit être simple et explicite, de manière à être aisément compréhensible par le plus grand nombre. Cette volonté de lisibilité graphique s’inscrit dans une recherche de transparence cartographique. À quoi bon représenter les blancs si la complexité de la carte est telle que son sens demeure obscur ? La cartographie de Julien Rodriguez, par son style simple et évocateur, peut constituer une illustration des principes de cette charte.
La complexité de certaines situations spatiales, nécessite, comme en témoigne l’utilisation récurrente de la toponymie dans l’atlas, d’être explicité et complété. En effet, il arrive que certaines données rencontrées in situ, déterminantes dans l’appréhension du lieu, soient irreprésentables par le dessin. De telles difficultés peuvent, par exemple, résulter d’un conflit d’échelle, ou encore de la nature d’une donnée (sensible, éphémère, mouvante…). Le recours à la toponymie offre ainsi un complément à la représentation. Alternative logique pour une méthodologie partiellement issue d’une étude littéraire !
Morphologie : la morphologie du site décrit l’occupation du sol. Elle synthétise et explicite les données de la carte IGN qui constitue, dans la lignée de cette recherche, le support d’identification des blancs.
Rapport à la ville : on y retrouve l’ensemble des différents flux humains propres au site. La couche pose les premières bases de la représentation de la zone blanche comme espace vécu.
Rapport à la société/Statut : Reprend les principales impressions des populations riveraines (interrogées) relatives aux différents espaces de la zone blanche. Les données dépendent directement des couches rapport au caché et pratiques.
Limites : le terme limite désigne ici l’ensemble des frontières physiques entravant l’accessibilité à la zone blanche. Il peut s’agir autant d’infrastructures anti-intrusion que de barrières visuelles.
Rapport au caché : identifie les portions de la zone blanche visibles depuis l’extérieur du site. Bien que toutes les thématiques soient liées, la couche rapport au caché s’observe particulièrement au regard du calque limites.
Pratiques : le calque aspire à figurer tout ce qui relève des usages de la zone blanche et de leurs interactions avec l’espace. Les pratiques relèvent essentiellement du registre de l’informel. Le calque des pratiques ne peut être compris qu’au regard de l’ensemble des mouvances spatiales soulignées par les précédentes thématiques.